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La satire comme arme de résistance sous le nazisme


Photomontage de John Heartfield montrant Dimitrov en accusateur et Göring en accusé au procès de l'incendie du Reichstag en 1933 (timbre de la RDA, 1982) ·  © Hochgeladen von / Wikimedia Commons
Photomontage de John Heartfield montrant Dimitrov en accusateur et Göring en accusé au procès de l'incendie du Reichstag en 1933 (timbre de la RDA, 1982) ·  © Hochgeladen von / Wikimedia Commons

La liberté de la presse, droit fondamental, émerge en Allemagne avec la République de Weimar. En 1919, elle acquiert une valeur constitutionnelle, symbolisant une époque de libéralisme et de libre expression. Cependant, cette période de liberté fut brève : en 1933, avec l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, la censure fit son retour. Joseph Goebbels, ministre de l’Information et de la Propagande, imposa un contrôle strict sur les médias. Le 27 août 1939, la censure devient officielle, interdisant toute presse non contrôlée par le Reich.


Avant cette répression, la liberté de la presse avait permis l’essor de la satire, définie comme un « écrit ou discours qui s’attaque à quelque chose ou quelqu’un, en s’en moquant ». De nombreux artistes et intellectuels utilisèrent la caricature et la parodie pour critiquer Hitler et ses partisans entre 1923 et 1933. Une fois la censure en place, ces efforts furent étouffés ou exilés, mais la satire continua de servir comme arme de résistance, aussi bien en Allemagne qu’à l’étranger.



L’éveil des consciences face à l’ombre du nazisme


Durant la brève période de liberté de la presse, celle appuyée sur l’aspect  satirique a connu un réel essor en Allemagne. Face à l’ascension des idéologies du national-socialisme, de nombreux journaux et artistes ont dépeint le contexte politique avec humour pour mettre en garde face au danger du nazisme.


L'un des journaux les plus emblématiques de la résistance contre le nazisme fut « Der Wahre Jacob ». Très populaire parmi les ouvriers au début du XXe siècle, il utilisa la satire pour dénoncer les abus des puissants. Entre 1923 et 1933, ce journal souhaitait mettre en garde face aux dangers du nazisme. Hitler y était représenté sous des formes grotesques : en « agitateur bruyant » tambourinant pour attirer l’attention (ce qui voulait dire qu’il n’y avait aucune profondeur à ses discours), en pantin manipulé par les élites conservatrices et les industriels allemands, ou en peintre raté, symbolisant son incompétence en tant que dirigeant. Ces caricatures visaient à éveiller la conscience de la classe ouvrière et à révéler les contradictions du nazisme. Cependant, en 1933, la censure mit fin à cette opposition publique.


Parallèlement à cette mobilisation satirique, un autre artiste s'illustre par son engagement : John Heartfield, pionnier du photomontage et membre du mouvement dadaïste. Il s’exilera en Tchécoslovaquie en 1933 pour fuir le nazisme. Ses œuvres publiées dans le journal de gauche AIZ (Arbeiter-Illustrierte-Zeitung) utilisent des images percutantes pour critiquer Adolf Hitler et son régime. L’une de ses œuvres les plus marquantes, publiée en couverture d’AIZ en 1933 et intitulée « Comment ils empoisonnent les jeunes », représente Hitler comme un jardinier sombre cultivant des idées toxiques. Ce photomontage montre le dictateur « lavant les cerveaux » et produisant une génération corrompue. Heartfield utilise des symboles puissants : le chêne, emblème national allemand et symbole de force, est représenté avec un tronc déformé, évoquant une croissance malsaine. Les glands, symboles de fécondité et de puissance, sont sur le point de tomber, une mise en garde contre la guerre imminente.


La représentation d’Hitler en jardinier, figure normalement bienveillante, renforce l’ironie : il incarne ici la corruption et la destruction. Ce montage invite la population à se méfier du nazisme et de son influence insidieuse, tout en recourant à une satire mordante.


"Deutsche Eicheln 1933" HEARTFIELD, John ·  © THE HEARTFIELD COMMUNITY OF HEIRS / VG BILD-KUNST
"Deutsche Eicheln 1933" HEARTFIELD, John ·  © THE HEARTFIELD COMMUNITY OF HEIRS / VG BILD-KUNST

En Suisse, Carl Böckli incarna la résistance spirituelle des pays germanophones à travers « Nebelspalter », hebdomadaire satirique fondé en 1875 à Zurich. Censuré en Allemagne dès 1933 et surveillé en Suisse à partir de 1939, Böckli usa de subtilité pour contourner les restrictions. Ses dessins allégoriques critiquent les totalitarismes sans les attaquer frontalement, préservant ainsi la liberté d’expression dans un climat tendu.



La satire en résistance : l’humour face au nazisme


Hitler et ses idées arrivent au pouvoir en 1933. La liberté de la presse est réprimée et seules les productions autorisées sont contrôlées par le Reich. Face à ce contexte, nombreux seront les journalistes, les artistes et les intellectuels à s’exiler et à entrer dans la clandestinité. La satire sera une arme importante de résistance face à l’oppression des libertés et du danger mortel que constitue l’idéologie nazie.

 

Marinus Jacob Kjeldgaard, photographe danois, s'inscrit dans la lignée de John Heartfield et rejoint Marianne en 1932. De 1933 à 1940, il crée des photomontages mettant en scène les leaders politiques de l’époque, tels qu’Hitler, Mussolini, Staline et Goebbels, en utilisant des références à la peinture (Léonard de Vinci, Breughel, Delacroix, Rodin) et au cinéma (King Kong, Ben Hur). Ses œuvres représentent Hitler dans des postures cocasses, le comparant à un King Kong sanguinaire ou à un empereur romain manipulant des masses. Kjeldgaard s'attaque également à Roosevelt, Chamberlain, Daladier, et bien d'autres, dénonçant les dérives de la guerre et des régimes fascistes. Certaines de ses œuvres, comme celle annonçant le retrait de l'Allemagne de la SDN (Société des Nations), ont pris une dimension prophétique. Ces satires, largement censurées en Allemagne, en Italie et dans d'autres pays sous domination nazie, firent de Kjeldgaard l'une des voix antifascistes les plus percutantes de la période, selon l’historien de la photographie danois Gunner Byskov.

 

Réfugiés à Prague, les artistes de « Simplicus » et « Der Simpl » perpétuèrent la tradition satirique allemande du journal « Simplicissimus » censuré entre 1934 et 1935. Ils publièrent des caricatures provocatrices, critiquant des événements comme la Nuit des Longs Couteaux ou les campagnes de propagande antisémites de Goebbels. En première de couverture de « Simplicus », on trouvait un SA (Sturmabteilung) déculotté, se moquant ouvertement des partisans du régime. On y voyait également des caricatures de Goebbels dans des scènes absurdes, ainsi que des dessins ridiculisant Göring en bombardier au-dessus de Paris, symbolisant la menace nazie qui pesait sur l'Europe. Bien que diffusées clandestinement, ces publications furent rapidement interrompues au bout de 18 mois par la pression politique et économique. De vives répercussions ont visés les auteurs de ce journal satirique. Josef Jusztusz et Bedřich Fritta ont été assassinés dans les camps de la mort.


Dans le même esprit de résistance, d’autres pays, comme les Pays-Bas, ont vu naître des initiatives similaires. Réfugié à Enschede, Curt Bloch créa « Het Onderwater Cabaret », une revue clandestine diffusée entre 1943 et 1945. Composée de collages et de poèmes satiriques, elle dénonçait l’hypocrisie nazie et les échecs de l’effort de guerre. Bloch prit de grands risques pour faire circuler ses publications via un réseau de résistants et d’amis. Hetty Berg, directrice du musée culturel juif d’Amsterdam décrira son œuvre comme le « témoignage unique de la résistance artistique au national-socialisme ». Il rappelle l’esprit des dadaïstes et des surréalistes du début du XXème siècle. Juif d’origine, le nazisme aura coûté la vie de sa mère et de ses sœurs, assassinées dans les camps nazis.



Entre critique et impuissance : les ambiguïtés et limites de la satire face au nazisme


Bien que la satire fût un outil puissant de résistance contre le nazisme, elle n’était pas sans ambiguïtés ni risques. Les artistes, à travers leurs caricatures et leurs photomontages, cherchaient à dénoncer la violence et la déshumanisation de l’idéologie nazie, en ridiculisant ses leaders comme Hitler. Toutefois, cette démarche pouvait involontairement minimiser la gravité du danger que représentait le régime. En représentant Hitler et d'autres dirigeants nazis de manière grotesque et ironique, il y avait un risque de banaliser leur pouvoir et de réduire la menace qu’ils incarnaient. De plus, certains artistes, dans leur quête de satire, se concentraient parfois davantage sur des moqueries de leur physique ou de leur origine plutôt que sur les dangers idéologiques du nazisme. Cette approche risquait de détourner l’attention des véritables enjeux, en dépolitisant le discours et en laissant passer l'ampleur de l’idéologie nazie qui se profilait derrière l’humour.


Simultanément, les nazis eux-mêmes savaient manipuler la satire et l’humour pour leurs propres fins. Ils utilisaient des formes de propagande qui imitaient des tactiques similaires de moquerie pour déconcerter et manipuler l’opinion publique, notamment à travers des journaux comme « De Gil », où la ligne éditoriale oscillait entre des messages prétendant soutenir les Alliés et la Résistance tout en insérant discrètement des éléments favorables au régime nazi. Un exemple frappant de cette manipulation fut l’attribution des bombardements alliés à des « avions allemands en forteresses volantes américaines », une façon de détourner les critiques et de jouer sur la confusion.


Par ailleurs, la satire nazie ne se contentait pas de diffuser un message politique clair ; elle exploitait aussi des ambiguïtés pour semer le doute et créer une confusion parmi les populations. Par exemple, alors que les nazis dénigraient la musique jazz comme étant « la musique des Noirs », ce genre musical, au lieu de susciter du rejet comme prévu, éveilla l’intérêt de nombreux auditeurs et contribua à une appréciation croissante pour ce style, montrant comment une tentative de dénigrement pouvait, par un effet inverse, renforcer l’attraction pour un élément culturel pourtant associé à la résistance.


La satire, tout en étant un outil crucial de résistance face au nazisme, est devenue un véritable champ de bataille idéologique, où chaque camp cherchait à manipuler l’opinion publique. Si elle a permis de dénoncer les contradictions du régime, la satire s’est aussi heurtée à des limites : la censure, l’ambiguïté de son impact et la manipulation de l’humour par les nazis. Les artistes ont dû naviguer entre résistance et compromis, sachant que l’ironie pouvait aussi bien être une arme qu’un piège, et parfois, les effets de cette satire ont été plus complexes et paradoxaux qu’ils ne l’auraient imaginé.


À l’heure où des régimes autoritaires se renforcent dans plusieurs régions du monde, où la censure et la répression des journalistes s’intensifient, la satire continue d’être un outil puissant de contestation. Les caricatures dénonçant les atteintes aux droits humains en Iran ou en Russie, par exemple, montrent que l’humour demeure un moyen universel de défier l’oppression et d’éveiller les consciences face aux dérives totalitaires actuelles.

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